L’image cinématographique s’inscrit à l’intérieur d’un cadre rectangulaire délimité par l’obscurité de la salle. Ce cadre est un élément essentiel de l’esthétique du cinéma. Car à la différence de la peinture, le cadre au cinéma est davantage un cache qu’un cadre (tel qu’on peut le trouver autour d’un tableau).
En effet, il a une double fonction :
– celle de dérober à notre regard une partie de la “réalité” – ce que l’on ne voit pas et qu’on appelle le hors-champ,
– celle de révéler ce que nous montre l’image – le champ – qui tire sa force du fait justement qu’une autre partie est cachée. De ce double mouvement, cacher/révéler, naît la puissance de la représentation. Rappelons ici, que le cinéma est le dernier né des grands arts de la représentation.
Les grands cinéastes de l’époque muette (Chaplin, Keaton, Lang…) ont développé à l’extrême une conception du “cadre-prison” qui entretenait un conflit perpétuel avec les mouvements qui s’inscrivaient à l’intérieur de celui-ci. M le maudit, en 1931, de Fritz Lang, en est l’un des exemples les plus parfaits : le criminel poursuivi se retrouvant littéralement piégé dans ce cadre, symbolique d’une organisation sociale, elle-même pourvoyeuse de telles pulsions criminelles.
Jean Renoir va développer une nouvelle conception : “le cadre-fenêtre” qui s’apparente davantage à une ouverture qu’à un enfermement. Ouverture sur le monde, ouverture sur un imaginaire, son cadre devient mobile. Considérant que son cadre se déplaçait sur la surface des choses comme un regard, André Bazin a pu le comparer à une caresse : “ Son découpage ne procède pas de l’habituelle anatomie qui dissocie l’espace et la durée de la scène d’après une hiérarchie dramatique a priori, il est celui d’un œil avisé et mobile. […] Le recadrage se substitue donc, autant que possible, au “ changement de plan ” qui introduit non seulement une discontinuité spatiale qui n’est point dans la nature de l’œil, mais surtout consacre la réalité du “plan” c’est-à-dire d’une unité de lieu et d’action, d’un atome de mise en scène dont la combinaison avec d’autres atomes constitue la scène, puis la séquence ” (in Jean Renoir, éd. Champ libre, Paris, 1971).
Renoir joue constamment avec cette idée de cadre, comme s’il s’agissait, pour lui, d’en appeler à notre liberté du regard, de nous dire que le cinéma le moyen de l’exercer, et de nous inviter ainsi à redécouvrir le monde.
Le cadre, c’est le rectangle qui délimite l’image au cinéma. À l’intérieur de ce rectangle, s’inscrit l’image : c’est le champ. À l’extérieur, le noir de la salle : c’est le hors-champ. Le premier inclut une partie de la perception, tandis que le second en exclut.
La représentation
Cette perception est celle d’un spectateur dont le regard constitue le sommet d’une pyramide dont l’écran serait la base. Et ce dispositif – le point de vue associé au rectangle qui “encadre” la vision – est ce qui permet de passer de la “réalité d’une perception” à une “représentation de la réalité”. Nous pourrions en dire tout autant du théâtre où le “manteau d’arlequin” et la rampe jouent précisément la même fonction. Cette triangulation est à la base du système de représentation au cinéma dans la mesure où le projecteur occupe, par rapport à l’écran, le sommet de la pyramide. Au propre, comme au figuré, le cinéma est donc de surcroît un art de la “projection”.
Cadre fermé / cadre ouvert
Chez certains cinéastes tels les Allemands Friedrich W. Murnau ou Fritz Lang, le cadre est volontairement fermé : tout se passe à l’intérieur de celui-ci, et ce « cadre-prison » prend lui-même un rôle capital dans la dramaturgie du film. À l’inverse, un cinéaste comme Jean Renoir conçoit le cadre comme une « fenêtre ouverte sur le monde ». Le cadre devient alors très mobile, découvrant constamment des choses nouvelles, suscitant notre désir de voir ce que le cadre nous cachait (le hors-champ) ou notre regret de ne plus pouvoir voir ce qu’il nous montrait.
Regard de l’auteur / regard du personnage
Le cadre “matérialise” donc le regard de l’auteur, rend sensible son point de vue sur le monde (sa “vision du monde”), que ce soit son propre point de vue, celui qu’il prête à l’un de ses personnages ou bien encore celui avec lequel il voit son personnage regarder les êtres et les choses (cf. Le Garçon qui ne voulait plus parler qui, en laissant souvent le cadre – de la fenêtre – visible dans le champ rappelle constamment cette fonction de représentation au second degré).
Regard / projection du spectateur
Ultime fonction du cadre : c’est sa faculté à susciter de la part du spectateur la projection de ses propres affects, de son propre désir. De là résultent certains principes de mise en scène (cf. Hitchcock) selon lesquels ce ne sont pas tant les “représentations de la réalité” qui sont travaillées par le cinéaste que les représentations que le spectateur s’en fait.